L’autre jour un bon copain à moi est venu à Bombay pour un business trip. Pour ceux qui suivent les blogs depuis un moment, vous vous souviendrez sûrement de Jim, l’intellectuel traditionnaliste de Baalbek. C’est lui.
Il travaille maintenant à Dubaï et est resté fidèle à son pragmatisme légendaire. Il y a pour lui à chaque chose une cause bien établie, et rien n’est jamais flou. Pourtant, il est aussi assez nostalgique, et toujours un peu mélancolique. Nous nous sommes vus deux fois, et j’ai adoré me rappeler avec lui de nos aventures dans la plaine de la Beka, de la plage si simple et parfaite de Batroun, et de la vie nocturne d’Hamra. Mais comme on ne peut pas vivre que de souvenirs, nous avons aussi parlé de ce que deviennent nos vies.
Je sais qu’il déteste son travail. En septembre 2011 quand il est parti pour Dubaï il détestait avant d’y être la vie qu’il aurait. Certains décideraient de voir le côté amusant de voyages en Irak ou en Inde pour vendre des pipelines. Lui, préfère penser qu’il affronte la réalité en avouant qu’il ne voit strictement aucun intérêt à cette vie, mais qu’il n’a pas envie de faire autre chose. Quand on est mathématicien et économiste pourtant, un certain nombre de portes peuvent s’ouvrir. Visiblement Jim ne croit pas que le travail puisse être intéressant. Pourquoi pas. Moi je pense tout le contraire. Sinon je serais attachée de presse à Paris depuis un moment, je gagnerais sûrement mieux ma vie, et sans aimer ce que je fais, j’aurais bien plus de stabilité, et je me poserais sensiblement moins de questions.
Justement Jim m’a faite accoucher de toutes ces questions. Il me demandait ce que je pouvais aimer dans cette ville où il a passé quelques jours mais qu’il a passablement détesté : l’incompétence de ses interlocuteurs, la saleté, le trafic impossible. Des classiques.
Je lui ai répondu ce que je réponds toujours : j’aime être dans un endroit qui est en pleine mutation et qui me semble être déterminant dans le monde dans lequel nous vivons. L’Inde est un acteur incontournable de la scène internationale. Chaque semaine de nouvelles révolutions y prennent place. Même si la plupart du temps ce sont des révolutions façon « un pas en avant, un pas en arrière ».
Juste après, et pour être honnête, je lui explique que c’est bien parce que je trouve ce pays vraiment intéressant que je trouve mon travail ici un peu frustrant. Je ne pensais pas, et je n’en reviens toujours pas d’ailleurs, qu’il soit si compliqué de vendre des sujets sur ce monde qui grouille tellement, sur un pays dont l’influence est si importante –économiquement notamment.
Jim me demande quels sont mes objectifs quand je fais un reportage, ce que je cherche. Je lui réponds que j’essaie de bien comprendre une situation et ses enjeux pour la présenter à mes lecteurs/téléspectateurs –et que justement, beaucoup de médias partent du principe que leur audience ne veut pas comprendre. Jim est bien d’accord, et ajoute : « même si tu leur dis la vérité, même s’ils la comprennent, ça ne changera rien ». Evidemment, et comme toujours, je lui rétorque que la démocratie, c’est l’information, et l’information, c’est moi –en toute humilité. Je crois sincèrement que sans mon travail, il y a moins de démocratie.
Nous avons cette conversation un après-midi chez Suzette – ce petit café si quintessentiel de Bandra – « le Brooklyn de Bombay ». Avant d’y aller, je me suis demandée si je pouvais me permettre d’arrêter de travailler deux heures dans l’après-midi alors que décembre ne s’annonce pas un très bon mois côté pige, et si je n’avais pas choisi une destination un peu au dessus de mes moyens. Parce qu’en fait, ma vie ici c’est aussi beaucoup ce genre de questions. Plus sans doute que « l’information que je transmets dans ce direct va-t-elle permettre au téléspectateur de mieux connaître le monde, de mieux prendre sa place de citoyen ?
Je suis presque étonnée d’être si sûre de ce que je raconte alors que depuis des mois ma manière d’appréhender mon métier consiste principalement à me demander comment il va pouvoir me permettre de payer des factures. Du coup, pour séduire le rédacteur en chef – cette créature si complexe- je fais des sujets qui n’ont pas forcément un énorme impact sur la démocratie, il faut bien l’avouer.
Jim s’engouffre dans la brèche et me dit que même informés, même mobilisés, les citoyens sont apathiques. Et c’est seulement quand le message leur arrive, car d’après Jim, et présentement j’aurais du mal à le contredire, les médias ne racontent rien de déterminant sur le cours de la planète. « Même si tu racontais quelque chose sur le détournement de fonds européens en Inde, ça ne changerait rien. L’Europe et le reste du monde n’ont aucun intérêt à ce que ce pays aille mieux, et les Indiens n’ont pas besoin d’informations sur la corruption, puisqu’ils connaissent le problème bien mieux que toi. »
A ce stade des choses, je sors généralement mon joker « si les médias n’existaient pas, les gens manifesteraient pour leur retour ». Mais cette fois-ci j’ai passé mon tour.
Vendredi je vous parlais de Katherine Boo, qui a fait un travail remarquable sur un bidonville de Bombay, et qui a été interviewée par le Financial Times récemment.
Le journaliste du Financial Times lui pose la question de l’impact de son travail : « son journalisme engagé et de croisade »
Elle répond prudemment: “Il y a toujours cette voix dans ma tête qui me dit : ‘Dans quel but, dans quel but ?’ Mais je me dis que c’est une chose valable. Il est important de noter que les policiers transforment les meurtres en décès par tuberculose car ces enfants ne valent pas la peine d’ouvrir des enquêtes. Tellement de choses sont comme ça. Le travail doit avoir la dimension d’une enquête, pour apporter les observations de manière cohérente”.
Donc c’est simple, même Katherine Boo, prix Pulitzer, renommée internationale, pense que l’impact de son travail est assez limité. Elle ajoute plus loin une idée assez optimiste :
“D’accord, vous pouvez changer la vie des individus, mais vous devez aussi essayer de changer les structures. Peut-être que vous pouvez apporter une petite contribution, montrer des choses afin que d’autres personnes qui travaillent sur les questions de l’inégalité, par exemple, puissent prendre ce livre et dire : ‘regardez, voici ce dont je vous ai parlé’. L’espoir que ça puisse aider est très mince, mais si le grand public n’est pas informé, même cette petite chance pourrait disparaître”.
Plus concrètement, elle a aidé de sa poche les habitant du bidonville sur lequel elle a enquêté.
“Quand l’argent du livre a commencé à rentrer, explique-t-elle, je leur ai demandé ce qu’ils voulaient. Et l’une des choses surprenantes, à laquelle je n’avais pas pensé, c’est qu’ils voulaient une carte Aadhaar, la nouvelle carte d’identité. Sans elle, vous ne pouvez rien faire, les responsables ont une excuse pour renvoyer les habitants des bidonvilles des écoles et même des hôpitaux publics. Nous avons aussi lancé plusieurs centaines d’écoles privées, cours et formations, et des traitements médicaux et autres.”
Mais même avec la meilleure volonté du monde, il y a toujours des limites. Des problèmes structurels ou culturels qui freinent les dynamiques individuelles. Katherine Boo et son mari (qui est indien) ont placé 10 enfants du bidonville dans la meilleure école de la région. A la dernière rentrée scolaire ils y sont retournés pour inscrire 12 autres élèves. Mais d’après l’article, les parents des autres élèves, beaucoup plus riches, ont refusé l’idée, et l’école a du fermer sa porte aux enfants des bidonvilles à la dernière minute.
Je ne sais pas si le journalisme aide fondamentalement les individus dans l’isoloir à choisir le candidat qui défend véritablement leurs idées – et je ne parle même pas de choisir le « bon » candidat. J’ai en revanche l’impression que quelque part entre une réalité pas très rose, et une bonne volonté doublée d’une forte ambition, un peu d’élan lancé par un bon reportage peut aboutir au changement d’une situation problématique –pas forcément de manière spectaculaire, mais pas tout à fait négligeable non plus.